Lorsque Ludmilla Gorny Chiriaeff, née à Riga en Lettonie, s’installe au Québec en 1952, la danse est encore proscrite par l’Église catholique, qui considère qu’elle a le pouvoir de pervertir les mœurs. Le clergé n’adoucit sa position qu’à partir de cette période, dans le sillon de la publication du manifeste Refus global en 1948. Formée en ballet à Berlin, Chiriaeff obtient dès son arrivée des contrats de la Société Radio-Canada, qui amorce justement la production de contenus télévisuels en 1952. C’est dans le contexte de l’émission L’heure du concert qu’elle crée Suite canadienne en 1957, qui ne sera diffusée qu’en 1958.
Fasciné par cette chorégraphie, Adam Kinner y voit le point d’origine d’une tradition de danse au Québec. La pièce de Chiriaeff associe une musique aux accents folkloriques, des décors rappelant une colonie, des costumes évoquant les vêtements des paysans et des gestes tirés des danses en ligne au tutu et justaucorps des deux solistes interprétant les mouvements attendus du ballet. Par cette rencontre, la chorégraphe légitime l’émergence du ballet au sein de sa terre d’accueil, en affirmant la continuité « naturelle » entre les deux styles de danse. Rejoignant un public inespéré grâce à la télévision, Chiriaeff a sans aucun doute eu un impact majeur sur le développement et l’appréciation du ballet au Québec. Fondatrice de la compagnie montréalaise Les Grands Ballets Canadiens, première organisation en danse à recevoir du financement public, elle met également sur pied en 1965 la première école dédiée à la formation professionnelle en danse.
Adam Kinner, danseur autodidacte, reprend cette chorégraphie dans la performance vidéo Suite canadienne (2015), pour en interroger l’héritage. Incarnant le rôle d’un membre féminin du corps de ballet, Kinner performe dans sept lieux publics de Montréal, qu’il choisit parce qu’ils sont associés à différents secteurs du pouvoir administratif régulant la vie quotidienne : le Palais des Congrès, le Conseil des arts et des lettres du Québec, l’Hôtel de Ville, la cour municipale, la Bourse, la Cour d’appel du Québec et le Centre de commerce mondial. Invité par le MAJ à poursuivre son exercice de réflexion dans le cadre des résidences en danse, programmées en collaboration avec le Théâtre Hector-Charland et la Ville de Notre-Dame-des-Prairies, Kinner s’entoure de danseurs professionnels qui ont soit renoncé au ballet, soit évité de se former dans cette spécialité. Dans la vidéo Learning Suite canadienne (2019), ils revivent les étapes de leur apprentissage de la danse grâce à la technique de l’hypnose, se reconnectant avec leur corps et parfois, leurs expériences traumatiques, au rythme du défilement des images de la formation de jeunes orphelins initiés au ballet dans les années 1960 par un membre de la troupe de Chiriaeff. En revisitant cette histoire, Kinner s’y confronte lui-même pour questionner, à travers ce prisme, les modes d’apprentissage, les forces en position d’autorité et les modèles inculqués. Ce faisant, il reconsidère son bagage personnel et incite ses danseurs et les visiteurs à faire de même. Comment vivre avec nos blessures? Est-ce que la danse peut être un moyen de les apprivoiser?
Commissaire : Anne-Marie St-Jean Aubre
Une performance de Suite canadienne, une démonstration a été présentée le 2 février 2019 au terme d’une résidence de cinq jours au Musée d’art de Joliette. Venant d’horizons divers en raison de leur formation et de leur pratique, les interprètes Hanako Hoshimi-Caines, Louise Michel Jackson, Kelly Keenan, Justin de Luna, Mulu Tesfu et Adam Kinner forment un groupe hétérogène qui aborde Suite canadienne, l’œuvre originale de Chiriaeff, en y intégrant à dessein des erreurs d’interprétation et en faisant appel à des techniques empruntées à l’hypnose. L’exposition montrant des documents d’archives, des photos et des vidéos reste accessible jusqu’au 5 mai. Les deux volets de ce corpus engagent un dialogue transdisciplinaire et une réflexion sur les relations entre danse et arts visuels, corps et histoire, individualité et nationalité.
Biographie
Adam Kinner
Né à Washington, D. C., en 1984, Adam Kinner vit et travaille à Montréal. Musicien de formation, il a une activité artistique à la jonction de la performance et des arts sonores et visuels. Il travaille le plus souvent en collaboration avec des artistes issus des domaines de la danse et de la musique. Parmi ses projets récents, on note l’exposition AU-DEHORS | Performer le souverain et l’étranger à la frontière du Québec à la galerie Artexte, une performance avec huit saxophonistes au Musée d’art contemporain des Laurentides et un projet de recherche-performance pour le festival d’arts vivants montréalais OFFTA. Adam Kinner a présenté des œuvres à la Galerie Leonard & Bina Ellen, à la Galerie d’art contemporain SBC, à la Galerie d’art de l’UQAM et au Musée McCord, ainsi qu’à l’Usine C, à Tangente, au Studio 303 et à Innovations en concert. Ses œuvres ont voyagé aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France et en Belgique.
À l’été 2017, Adam Kinner a fait une résidence de création à la Vila Sul de Salvador de Bahia, au Brésil. Diplômé de l’Université Concordia et de l’Université McGill, il termine actuellement une maîtrise en arts (Master of Fine Arts) à l’École de l’Institut d’art de Chicago (School of the Art Institute of Chicago).
Partenaires
En collaboration avec la Ville Notre-Dame-des-Prairies et le Théâtre Hector-Charland.


Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien.
