À propos —
Le texte « En dialogue » décrit la thématique commune des expositions présentées chaque saison au Musée d’art de Joliette.
L’action de voir ne s’avère pas aussi évidente qu’on pourrait d’abord le croire, bien qu’ouvrir les yeux est un automatisme spontané qui amorce les journées. Les expositions présentées cette saison s’attaquent à la mécanique du visible; elles cherchent à faire réfléchir aux rapports entre vision et cognition, qui se sont transformés au fil du temps.
Dans un essai publié en 2012 intitulé Seeing Differently [Voir autrement], l’historienne d’art féministe Amelia Jones s’inspire de l’anamorphose – une image tordue dont le rendu ne respecte pas les règles traditionnelles de la perspective – pour proposer un autre modèle de représentation de l’identité. Son ouvrage s’ouvre sur le constat suivant : « Nous faisons simultanément confiance à l’évidence des signifiants visuels pour transmettre la vérité de ce que les gens sont, tout en remettant constamment en question ce que ces signifiants transmettent. » Cette interrogation de la propension occidentale à faire reposer la reconnaissance d’une identité sur des signes visuels extérieurs « naturellement » identifiables a nourri l’élaboration de l’exposition Dessiller : s’ouvrir au hors-champ. Cette dernière propose un dialogue entre des œuvres figuratives, où le corps et ses caractéristiques sont visibles sans pour autant être parfaitement lisibles, et d’autres, abstraites, où l’interprétation, plus fluide, repose sur le traitement et les particularités de la matière, qui acquiert un sens par le jeu de l’analogie et de la métaphore.
La distorsion, voire le camouflage, est une stratégie aussi employée par Derek Liddington dans ses paysages. Ses huiles dansent sur une fine ligne : elles tentent de rendre perceptible visuellement – puisque c’est bien d’arts visuels dont il est ici question – une expérience corporelle englobante. Cette traduction joue sur les conventions de la peinture à l’huile, ce qui n’est pas anodin. Selon l’historien d’art John Berger, dans Voir le voir (1972), ce sont les peintres paysagistes, dont les impressionnistes, qui auraient le plus fait évoluer cette tradition vers la modernité. En s’intéressant à la lumière, au ciel et aux variations atmosphériques, ils ont fait progresser la peinture vers la représentation de l’intangible au détriment des facettes plus concrètes de la réalité.
La tendance qui fait de la forme, du visible, la clé de voûte de notre accès à la réalité, ne date pas d’hier. Le mythe d’Actéon, à la source des œuvres du duo DaveandJenn, le confirme. Il raconte comment le chasseur, après avoir pénétré le territoire d’une déesse, est transformé en cerf, enfermé dans un corps matériel qui ne lui correspond pas. Il prend soudainement conscience que le monde humain est limité : il ne reposerait que sur les apparences. Comment outrepasser le visible dont dépendrait notre accès logique à la réalité, autrement plus complexe? Par le détour du mythe ou de la science-fiction, répondent certains des artistes exposés, qui l’emploient pour contourner les limites de la raison et faire ainsi allusion à ce qui existe au-delà, ou en deçà, du visible.
Anne-Marie St-Jean Aubre, conservatrice de l’art contemporain
Images à la une :
Vues des expositions d’hiver-printemps au Musée d’art de Joliette, 2022. Photos : Romain Guilbault